Souvent envisagée comme l’histoire d’un enfant sans parents qui rencontre un couple (ou un célibataire) sans enfant, l’adoption rassemble en réalité, dans la même catégorie des « adoptés », des enfants orphelins et des enfants abandonnés. D’où une confusion des termes et des situations, alors qu’un enfant isolé n’est pas forcément un orphelin.
L’orphelin complet, sans père ni mère, est considéré comme l’enfant idéal par beaucoup de candidats à l’adoption et celle-ci, devenue surtout internationale à la fin du XXe siècle, a continué à entretenir les amalgames. Un retour sur l’histoire s’impose pour mieux comprendre ce décalage dans les représentations.
L’amalgame entre enfants orphelins et abandonnés au XIXᵉ siècle
Un décret de 1811 définit trois catégories d’enfants devant bénéficier de l’assistance publique. Avec les enfants trouvés (de parents inconnus, déposés notamment dans les tours des hospices) et les enfants abandonnés (délaissés par leurs parents qui sont connus), les orphelins pauvres sont définis comme « ceux, qui, n’ayant ni père ni mère, n’ont aucun moyen d’existence ».
À Paris, en 1838, tous sont rassemblés dans l’hospice Saint-Vincent-de-Paul appelé officiellement « hospice des Enfants-Trouvés et des Orphelins ». En 1842, l’assimilation des enfants orphelins aux enfants trouvés est décrétée par les pouvoirs publics. Mais un administrateur de l’hospice déplore la confusion des deux catégories de sans famille que sont les « enfants du malheur » (les orphelins) et les « enfants du vice », car elle fait perdre aux premiers la « considération due à leur infortune ».
Dans les faits, c’est la philanthropie privée qui prend en charge les seuls orphelins, l’hospice se chargeant des autres. L’abbé Maîtrias crée en 1857 l’Œuvre nationale de l’adoption, qui a pour but d’accompagner des enfants trouvés ou abandonnés jusqu’à 18 ans pour les garçons, 21 ans pour les filles. À une époque où l’adoption des enfants n’est pas prévue par la loi (depuis 1804, elle est réservée aux adultes), l’appellation est trompeuse.
En 1866, l’abbé Roussel fonde ce qui deviendra l’œuvre des Orphelins-Apprentis d’Auteuil. Celle-ci recueille en priorité de petits mendiants, orphelins ou pas. Là encore, l’appellation « orphelinat », qui se généralise dans ces années-là, ne désigne pas un établissement exclusivement réservé aux orphelins. Lorsque la IIIe République succède au Second Empire (1870), l’amalgame entre enfants abandonnés et orphelins est devenu prégnant.
Des enfants sans partage dans l’adoption contemporaine
Dans le contexte de la saignée démographique de la Grande Guerre, l’enfant représente une promesse d’avenir et l’orphelin de guerre est l’incarnation du sacrifice de la génération de leurs pères. Plusieurs lois définissent pour eux le statut de pupille de la nation (à ne pas confondre avec celui de pupille de l’État, terme qui, à partir de 1904, rassemble tous les enfants de l’Assistance publique). Les orphelins de guerre sont « adoptés » symboliquement par la nation.
À partir de 1923, une loi autorise l’adoption d’un mineur par des adoptants âgés d’au moins 40 ans et sans enfant. Jusqu’en 1939, le nombre d’adoptions varie entre 1 000 et 1 700 par an… ce qui est peu. Pourquoi ? Parce que les adoptants veulent des enfants sans partage ! Or, les enfants abandonnés peuvent toujours, à un moment ou à un autre, être réclamés par leurs parents avec lesquels les liens ne sont pas rompus sur le plan juridique. Dans ces conditions, l’enfant orphelin présente évidemment un avantage incomparable aux yeux des candidats à l’adoption.
Une « légitimation adoptive » est instituée en 1939 : par jugement, un couple peut prendre en charge un enfant de moins de 5 ans et mention en est portée sur l’acte de naissance. L’adopté a les mêmes droits et obligations qu’un enfant légitime. Il porte le nom des adoptants, le but recherché est de se rapprocher au maximum du modèle familial. Le statut moderne de l’adopté naît avec cette loi.
Dans l’après-guerre, environ 4 000 enfants, très jeunes, sont ainsi adoptés chaque année. Parmi eux, le nombre d’orphelins est très faible. D’abord, la très grande majorité des orphelins sont recueillis par leurs proches, car il très rare que toute la famille fasse défaut. En 1957, 5876 nouveaux pupilles sont pris en charge par l’Assistance publique, parmi eux 489 orphelins, dont seulement moins d’une trentaine sont adoptables.
En effet, lorsqu’elle reçoit un orphelin, l’Assistance publique doit s’assurer qu’il n’existe pas un membre de sa famille, même lointain, qui accepterait de s’en charger, avant de le déclarer juridiquement adoptable. Tout cela prend du temps, pendant lequel l’orphelin grandit… Et plus l’enfant est grand, moins il est facilement adopté.
Dans les années 1960, plusieurs affaires opposant famille adoptive et famille de naissance sur la situation d’enfants abandonnés puis adoptés – notamment l’affaire Novack – mènent à la loi de 1966, qui institue l’adoption simple (souvent intrafamiliale) et l’adoption plénière qui rompt tout lien avec la famille d’origine et est irrévocable. Ce texte répond à la pression des adoptants qui souhaitaient avoir des enfants vraiment à eux.
Orphelins espérés dans l’adoption internationale
Pour certains adoptants, une origine géographique lointaine d’un enfant est une garantie supplémentaire que tout retour en arrière sera impossible, l’éloignement venant en quelque sorte conforter la décision juridique.
Les débuts de l’adoption internationale en France dans les années 1960 puis son développement dans les années 1970 et 1980 sont fortement liés au tiers-mondisme et à la volonté de venir en aide aux populations, et plus spécifiquement aux enfants, des pays pauvres et/ou en guerre. Pour Edmond Kaiser, fondateur de Terre des hommes, l’adoption est la « solution totale de la souffrance des enfants orphelins ou abandonnés […]. L’adoption est absolue. Tout autre secours à ces enfants-là est relatif ».
À lire aussi :
Adoption internationale : la soif de vérité des personnes adoptées
L’idée selon laquelle beaucoup d’orphelins victimes des guerres, de la misère, plus tard du sida, traînent dans les rues des pays pauvres est un mythe. Certes, il y a beaucoup d’enfants qui circulent, mais très peu sont orphelins. Dès les années 1960 et les premières grandes opérations militaro-humanitaires lors des guerres du Biafra ou du Vietnam, la prise en charge des enfants isolés donne lieu à des débats.
Dans les désordres de l’exil, comme les enfants eurasiens d’Indochine, beaucoup d’enfants des boat people d’Asie du Sud-Est sont perdus, mais pas orphelins ; ou alors ils sont sans papiers, et leur statut d’orphelin n’est pas prouvable.
À partir des années 1980, les trois quarts des enfants adoptés en France sont des enfants étrangers. Parmi eux, combien d’orphelins ? Impossible à préciser, mais bien peu. La grande majorité d’entre eux ont des parents qui les ont abandonnés, ont consenti à leur adoption. Pas plus qu’en France au XIXe siècle, les enfants des orphelinats du monde ne sont des orphelins. Mais la demande crée l’offre, ce qui est propice à toutes les déviances.
Les exemples sont nombreux dans l’Amérique latine des années 1980 d’enfants proposés à l’adoption en tant qu’orphelins mais dont les parents de naissance ont été abusés. L’affaire de l’Arche de Zoé en 2007 est l’un de ces nombreux épisodes où l’adoptabilité des enfants pose problème. Des familles françaises regroupées au sein d’un collectif pour les orphelins du Darfour attendaient une centaine d’orphelins à adopter alors que les enfants réunis par l’association avaient été confiés par leurs parents tchadiens.
Croiser l’histoire des orphelins et celle de l’adoption permet de mieux comprendre la survivance du fantasme de l’orphelin comme enfant adoptable par excellence, et de représentations anciennes : l’enfant orphelin, victime innocente, considéré comme insérable dans une nouvelle famille alors que l’enfant abandonné est l’objet de méfiance.
Du fait de l’éloignement de leurs origines, les enfants étrangers adoptés sont souvent considérés comme orphelins, ce qu’ils ne sont pas toujours, loin de là, comme le prouvent souvent les recherches des origines menées par des personnes adoptées et leurs revendications actuelles.
Yves Denéchère, Professeur d’histoire contemporaine, Université d’Angers
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.